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Martin Deleixhe (ULB): "La dénonciation du wokisme permet de faire céder les digues entre la droite traditionnelle et l'extrême droite"

Disney, Ford, Google, McDonald's, Meta ou Walmart: une série de géants américains ont mis fin, au pas de charge, à leurs programmes de diversité. ©Bloomberg

Au diable la diversité: le monde de l'entreprise semble s'être facilement aligné sur la ligne dictée par le nouveau patron, Donald Trump. L'occasion rêvée de parler d'antiwokisme, redoutable stratégie politique.

DEI. Diversité, équité et inclusion. Voilà un sigle qui a changé de statut à une vitesse ébouriffante. Alors que, malgré un certain nombre de controverses, les programmes DEI faisaient partie du paysage de l'entreprise aux États-Unis, l'avènement d'un Donald plus Trump que jamais a bouleversé la donne, faisant basculer ces politiques de lutte contre les discriminations dans la catégorie, honnie, des "délires wokistes".

"De timides soutiens démocrates, les grands acteurs de la Silicon Valley sont soudainement devenus des trumpistes convaincus."

Martin Deleixhe
Centre de théorie politique (ULB)

Disney, Ford, Google, McDonald's, Meta ou Walmart: une série de géants américains ont mis fin, au pas de charge, à leurs programmes de diversité. Même si certains groupes, comme Apple, font de la résistance. Comment expliquer cet empressement? De quoi est-il le nom? N'est-il pas surprenant – ou ironique, c'est selon – de voir avec quelle force frappe ce retour de bâton? Alors qu'il y a quelques mois à peine, c'était le "wokisme" qui était désigné comme le péril ultime, le grand méchant loup totalitaire qui n'allait faire qu'une bouchée de nous?

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On a frappé à la porte de Martin Deleixhe, enseignant et chercheur au centre de théorie politique de l'ULB. Qui publiera cette année, en cheville avec son collègue David Paternotte, un ouvrage intitulé "Anatomie de l'antiwokisme".

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Le monde de l'entreprise semble s'être rapidement aligné sur la ligne imprimée par Donald Trump ou Elon Musk. Surprenant ou prévisible?

Il n'est pas inutile de rappeler que les politiques DEI ont toujours fait l'objet de controverses; elles n'ont jamais été complètement consensuelles et acceptées par tout le monde. Aux États-Unis, l'enjeu sous-jacent, à savoir la question de l'intégration sociale, a une longue histoire et est à l'origine des mouvements civiques dans les années '60. Autrement dit, une forme de résistance préexistait à Donald Trump. Par ailleurs, il faut reconnaître que certaines entreprises, comme Disney, semblaient adhérer sincèrement à un projet de lutte contre les inégalités.

Trump a-t-il agi comme une sorte de révélateur, ou d'accélérateur?

Il a capitalisé sur ces résistances. Finalement, le plus impressionnant n'est pas cet alignement, mais la vigueur avec laquelle certaines entreprises, essentiellement dans la tech, se sont politisées. De timides soutiens démocrates, les grands acteurs de la Silicon Valley sont soudainement devenus des trumpistes convaincus. C'est symptomatique; jusqu'ici, le monde entrepreneurial n'avait pas l'habitude de porter ses convictions tel un étendard. Voilà une confusion des genres un peu nouvelle.

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Ce phénomène est-il restreint aux États-Unis ou peut-on l'observer ailleurs?

Regardez la France, où l'on voit que certains acteurs aimeraient bien s'inspirer de la dynamique trumpiste. Donal Trump n'est pas un éclair dans un ciel serein: des médias comme Fox News avaient préparé le terrain pour ce genre de rhétorique. Le cas de Vincent Bolloré est assez manifeste, qui construit un écosystème médiatique, avec pour objectif de rendre audibles et recevables des propos qui, jusque-là, étaient considérés comme extrêmes. On peut également citer Pierre-Édouard Stérin et son projet Périclès, sorte de plan de bataille culturelle visant à porter le RN au pouvoir.

"Le terme 'wokisme' est un abus de langage. Ce qui est désigné, ce n'est pas une idéologie politique, mais une sensibilité libérale, une série de revendications de reconnaissance de droits individuels qui ne forment pas un ensemble cohérent, mais sont jetées dans le même panier."

Martin Deleixhe
Centre de théorie politique (ULB)

Ce n'est évidemment pas un copier-coller de la situation américaine, les choses sont nuancées et complexes. En France, l'idée d'une déconstruction de l'État par des entreprises, façon Elon Musk, apparaît moins plausible, du fait de la grande centralité de l'État. Par ailleurs, on parle de personnalités issues de milieux différents, s'agissant de la droite catholique traditionnelle en France et du courant libertarien aux États-Unis. Reste que, malgré ces nuances idéologiques, d'importantes similitudes se dégagent, notamment en matière de procédés et de stratégies. La xénophobie constitue également un trait commun. Tout comme un rapport contrarié à la démocratie.

Qu'entendez-vous par "rapport contrarié à la démocratie"?

Il y a une cooptation du langage démocratique. "Liberté d'expression", "tyrannie des minorités", "restauration du pouvoir de la majorité": dans le langage, la démocratie est valorisée. Alors que dans les faits, c'est tout autre chose. Tandis que JD Vance vante en Allemagne la liberté d'expression, en déplorant que les voix conservatrices soient trop contestées ou challengées, Donald Trump retire à l'agence Associated Press son accès aux briefings. C'est sidérant. Sans parler de l'interventionnisme dans le débat scientifique, constituant une restriction manifeste de la liberté d'expression. En réalité, ces acteurs sont opposés à la démocratie au sens plein du terme, avec tout ce qu'elle comporte comme obligations, tout en détournant le langage démocratique et en le vidant de sa substance.

On parle d'attaques contre la démocratie, voire de dérives totalitaires. Mais n'était-ce pas, jusqu'il y a peu, le wokisme qui constituait, soi-disant, le danger suprême qui allait nous submerger?

Il faut déjà s'entendre sur ce que recouvre ce terme, qui constitue un abus de langage. Ce qui est désigné, ce n'est pas une idéologie politique, mais une sensibilité libérale, une série de revendications de reconnaissance de droits individuels qui ne forment pas un ensemble cohérent, mais sont jetées dans le même panier. Mouvements féministes, LGBTQIA+, groupes racisés voire parfois même écologistes. Qui portent une demande de reconnaissance de droits et luttent contre la discrimination.

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Tout en étant fortement caricaturés.

Ces revendications sont souvent assimilées à une sensibilité exacerbée. Alors c'est vrai qu'au fil du temps, les sensibilités ont évolué, surtout au sein des plus jeunes générations; le racisme est ainsi devenu de moins en moins accepté socialement. Cela étant, nous vivons actuellement un virage conservateur extrême; opposer des droits individuels à la collectivité est vécu comme un affront. En ce sens, le MR est un parti qui a délaissé sa ligne libérale historique pour embrasser ce conservatisme, abandonnant la lutte pour la reconnaissance de droits, dénoncée comme un "totalitarisme". Le wokisme a été construit, c'est ce qu'on appelle un homme de paille.

Une sorte de créature assemblée de toutes pièces et utilisée comme repoussoir?

Voilà. Le point de départ, ce sont les campus américains et la manière de mener des enquêtes au sein des sciences sociales. Au cœur du débat, certaines recherches critiques mettant en lumière le caractère systémique des discriminations. Qui ont fait l’objet d’une contestation virulente, débordant largement la controverse universitaire. Des activistes se sont emparés de leurs résultats, parfois sans trop de nuances, tandis que des groupes conservateurs ont monté en épingle cette contestation sur les campus, utilisée comme preuve de leur radicalisation.

"L'occupation de locaux fait partie du répertoire d'action collective des étudiants, comme la grève pour les travailleurs. Et maintenant, c'est presque considéré comme un acte terroriste!"

Martin Deleixhe
Centre de théorie politique (ULB)

Ce qui n'était pas le cas?

Si l'on compare le recours à la violence des mobilisations étudiantes actuelles à celles des années '60 et '70 aux États-Unis, c'est sans commune mesure. Il est quasi nul. Des occupations d'auditoires? Il y a dix, quinze ans, cela aurait été décrit comme du folklore militant estudiantin. L'occupation de locaux fait partie du répertoire d'action collective des étudiants, comme la grève pour les travailleurs. Et maintenant, c'est presque considéré comme un acte terroriste!

Le wokisme n'est en rien une nouvelle idéologie. Féministes, racisés ou LGBTQIA+: si vous mettez ensemble des représentants de minorités, ils vont avoir de vifs désaccords, parce qu'ils ne partagent pas exactement les mêmes combats. Ce qui les unit, c'est l'opposition à la discrimination, mais les manifestations concrètes de cette discrimination sont très différentes. Cette idée de convergence dans une tentative de redéfinir les modalités du pouvoir est presque drôle quand on observe, de l'intérieur, les difficultés que ces mouvements ont à travailler ensemble.

Ce que vous dites, c'est que l'antiwokisme repose sur une forme de malhonnêteté intellectuelle?

Une grande partie des personnes qui mobilisent ce terme savent qu'il n'a aucune valeur descriptive, mais elles s'en moquent. Parce que cette stratégie politique est très efficace. D'une part, elle permet de faire céder les digues entre la droite traditionnelle et l'extrême droite. Si le wokisme est décrit comme un totalitarisme en devenir, cela justifie de recourir à des mesures exceptionnelles et de transgresser le cordon sanitaire ou le front républicain, quelle que soit l'appellation. Par ailleurs, désigner comme wokisme des revendications antiracistes permet de les balayer tout en évitant une accusation de racisme. Ce qui facilite encore le rapprochement entre la droite et l'extrême droite.

Le wokisme permet cette convergence des droites, mais affaiblit également la gauche?

C'est le second phénomène: une fracture durable de la gauche en différents courants, entre celles et ceux qui adhèrent à la dénonciation du wokisme et les autres, qui n'y voient qu'un dangereux subterfuge. On le voit: d'un point de vue politique, cette opération est une réussite, profitant à la droite tout en affaiblissant la gauche. Et fait partie des facteurs contribuant à la montée en puissance de l'extrême droite.

La question qui me reste est la suivante: cette appellation va-t-elle s'installer comme clivage durable, faire partie des meubles idéologiques? Ou bien va-t-elle disparaître, tellement inappropriée, confuse et ayant rempli son office? Un peu comme l'islamogauchisme en France, qui, globalement, n'était qu'un tour d'essai pour le wokisme.

Les phrases clefs
  • "Les politiques DEI ont toujours fait l'objet de controverses, elles n'ont jamais été complètement consensuelles et acceptées par tout le monde."
  • "Nous vivons actuellement un virage conservateur extrême; opposer des droits individuels à la collectivité est vécu comme un affront."
  • "Le wokisme a été construit, c'est ce qu'on appelle un homme de paille."
  • "Une grande partie des personnes qui mobilisent le terme 'wokisme' savent qu'il n'a aucune valeur descriptive, mais elles s'en moquent. Parce que cette stratégie politique est très efficace."
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